Certains ont osé avant de se rebiffer. D’autres restent droits dans leurs notes et continuent de dénoncer les tares du régime de Yaoundé. Les chanteurs engagés se cherchent une voix au Cameroun.
Un homme à l’allure trentenaire se saisit fébrilement du micro. Il scrute la salle du regard et fait des signes à l’un des guitaristes qui laisse échapper des notes échevelées. Et comme revigoré par cette mélodie si ancienne, le chanteur se lance : « Gueguegue eehh, Ah Mot Nnam wa ke ve ooohh? ». « Il ose chanter cette chansonlà ? Il n’a pas peur ? », s’exclame une dame, visiblement émerveillé. En reprenant le refrain de Mot Nnam, la célèbre chanson du défunt Sala Bekono, Divine, 29 ans, s’étonne de l’audace de ce musicien en herbe qui tient en haleine la centaine d’aficionados du Bikutsi qui s’est donnée rendez-vous à la non moins mythique salle du Carrosel située au quartier Kondengui à Yaoundé.
Sala avait pris peur
Divine n’est pas venue seule. Elle aurait même préféré l’une de ces soirées branchées dans l’une des boites de nuit « In » de Yaoundé mais a été quasiment contrainte à cette randonnée musicale à l’ancienne par Albert, un cinquantenaire qu’elle fréquente depuis plus d’un an. Albert a l’air impassible. Il est pourtant submergé de l’intérieur par l’intense émotion qu’éveillent en lui ces notes savoureuses. « Cette chanson me donne des frissons, elle me rappelle Sala Bekono au sommet de son art au cabaret Pakita. Elle me rappelle mes belles années d’étudiant. Elle me laisse aussi comme un goût d’inachevé car avant sa mort, Sala ne voulait plus la chanter », susurre le cadre du ministère des finances en esquissant quelques gestes de l’épaule comme pour mimer le virtuose du Bikutsi décédé le 16 mai 1999.
Pourquoi donc Sala Bekono ne voulait plus faire ce « Mot Nnam » qui est pourtant reconnu (avec « Ossas ») comme le summum de son entreprise musicale. « C’était clairement un réquisitoire contre la gouvernance de Paul Biya. Bien avant que la situation ne dégénère, Sala Bekono avait alerté sur la gabegie qui régnait dans le pays », explique Albert. Sorti en 1994, l’opus avait secoué le monde politique camerounais. « Où vas-tu frère du village ? », avait demandé l’artiste à Paul Biya sans jamais le nommer. « Où est l’argent, qui a mangé, qui a bu ? », insistait-il en langue Ewondo, répondant ainsi à ceux qui accusaient la tribu Beti dont il était originaire d’avoir fait un sort aux caisses de l’Etat. « Sala avait subi des menaces, il ne voulait plus reprendre ce morceau lors des spectacles. Le public insistait mais lui se débinait toujours », raconte Albert, toujours aussi nostalgique. Trop frêle pour ce dur combat, Sala Bekono rendit les armes avant même d’être rentré dans l’arène. Il était trop happé par les vicissitudes d’un quotidien qui ne laissait point de place aux velléités homériques. Sans doute apeuré, l’auteur s’était rebiffé.
« Tu as castré tout le monde »
Plus de 20 ans après, Petit Pays en fera de même. Alors qu’on lui connaissait une certaine proximité avec le couple présidentiel, le chanteur a, l’année dernière, osé un maxi Single intitulé « Peur dans la Cité ». Le titre qui dure 7mn a une cible toute désignée : Paul Biya. «Tout le monde est castré, tu as castré tout le monde. Tu as utilisé et détruit ton entourage pour régner seul et la famille n’a plus de sens… tu laisses la rébellion comme patrimoine…tu as opté pour la peur…pour un rien on a peur de toi », dit le chanteur. C’est même tout le système qui est remis en cause. L’auteur répète à l’envie que « notre problème c’est l’impunité » et se plaint de ce que « en Afrique, on remplace quelque chose qui ne marche plus par quelque chose qui ne marche pas».
On attendait alors un affrontement frontal entre le chanteur le plus populaire du Cameroun de ces 20 dernières années et le pouvoir de Yaoundé qui s’agaçait en coulisse de cette diatribe inattendue. C’était sans compter avec le caractère versatile de notre Rabba Rabi national (ci devant ambassadeur des Synergies Africaines de Chantal Biya) qui ravala son venin avant même de l’avoir entièrement craché. Tout comme il n’assuma jamais son « Même les chefs d’Etats meurent » du début de son « règne » qui fut pourtant un subtile réquisitoire contre la vanité du pouvoir. Maitre de l’esquisse artistique, trop soucieux de ses intérêts économiques, Petit Pays n’est définitivement pas Fela. Il ne se mouillera jamais plus que de raison. Il a même fait des émules dans son registre si particulier.
Prenez Longue Longue. A l’aube de sa carrière il signe un retentissant « Ayo Africa » qui fustige les relents de la colonisation et dénonce la complicité des potentats africains. Porté par un succès monumental il enchaine avec une mise en garde contre la braderie du patrimoine de l’Etat dans « Privatisations ». On croit alors au « libérateur » avant de réaliser la vraie nature de son odyssée prométhéenne. Avant qu’il ne devienne l’un des chanteurs attitrés des petits festins de la Première Dame dont il hurle le nom dans ses chansons. Du coup, on se demande quel crédit on peut bien accorder à ce chanteur aussi talentueux qu’imprévisible quand il annonce son soutien au candidat Akere Muna pour la prochaine élection présidentielle. Peut-être cherche-t-il à regagner dans la politique ce qu’il a perdu dans la musique.
De Lapiro à Valsero
Entre un Sala Bekono trop craintif pour porter durement le fer, un Petit Pays qui change d’avis chaque fois qu’il sort un titre, un Longue Longue aussi courageux que loufoque, le Cameroun se cherchait un chanteur à la fois populaire et proche du peuple. Capable de ces notes aiguës qui persiflent l’outrance d’une gouvernance fortement décriée. Capable de s’engager, d’assumer un combat. Il en a trouvé un en la personne de Lapiro de Mbanga. De sa prose épicée délivrée dans un pidgin maitrisé, « Ndinga Man » a fait vaciller le pouvoir de Yaoundé. Son Mimba Wi daté de 1989 s’attaque frontalement à la gestion brutale du délégué du gouvernement auprès de la Communauté Urbaine de Yaoundé, Basile Emah (Jacques Chirac for Ngola comme il l’appelle) qu’il accuse de persécuter ses « complices les sauveteurs ».
Ce sera alors le début d’une véritable croisade contre la marginalisation, l’injustice et les abus de pouvoir que ce chanteur a admirablement dénoncé durant sa riche carrière. Un engagement entier et total aux cotés des plus faibles qui a poussé le chanteur à franchir le Rubicon pour enjamber le mode incertain de la politique. Erreur fatale qui permit au pouvoir de le piger pour ensuite l’emprisonner sous de fallacieux prétextes. Le virtuose mourut esseulé dans son exil américain laissant respirer un régime qui s’était employé à le discréditer, à le broyer. S’il a refusé d’être enterré au Cameroun, Lapiro de Mbanga s’est heureusement trouvé un digne héritier sur les terres de Um Nyobe. Gaston Abe n’a même pas 30 ans quand il se fend d’une « Lettre au Président » qui rentrera dans l’histoire comme l’un des textes engagés les plus aboutis de l’univers musical camerounais. On découvre alors Valsero (Cerval pour ceux qui le connaissent mieux), un rappeur courageux à la limite de la témérité qui s’indigne de la dégénérescence d’une jeunesse aux oubliettes avant de moquer « les Synergies de M… » de dame Chantal.
Et de railler l’effigie de Paul Biya (à défaut de l’avoir en vrai) lors d’un concert mémorable au Palais des Sports de Yaoundé. Valsero a bien remis ça dans plusieurs autres titres où il enrage contre la sclérose gouvernementale et la dépravation des moeurs dans une société en mal de repères. Sans connaitre le même succès musical, l’homme s’affirme aujourd’hui comme un leader d’opinion qui compte (il mène plusieurs mouvement citoyens) et en appelle ouvertement au départ du président Biya. Il sait que plusieurs artistes « affamés » vont courir les meetings du candidat président « qui a su les clochardiser pour mieux les appâter », déplore-t-il. Sans perdre la foi en l’avenir d’une musique et d’un pays qui sont entrain de « changer de logiciel ». Un pays où les chanteurs engagés, bien que largement marginaux, auront joué une formidable partition.